Une seconde vie
« Est-ce que je saurai me détacher de ma vie précédente – de ma vie enlisée en son monde – pour débuter un nouveau jour ? Ou pour éclairer cette question dans sa condition : est-ce que je suis parvenu, à ce jour, à tirer parti de ma vie passée pour, revenant sur elle et m’en décalant, ne plus répéter ma vie, mais la « reprendre » : pour pouvoir réformer ma vie et commencer enfin effectivement d’ « exister » ? ».
Dans quelle mesure pourrais-je recommencer de vivre, mais dans la continuité de ma vie, en la « réengageant »?
« C’est toujours en se soutirant peu à peu de la vie engagée qu’une seconde vie s’extrait progressivement et s’en décale, en même temps qu’elle en découle, rouvrant un nouveau possible : par gestation lente, mutations minimes, détachements à peine apparents ou qui paraissent anecdotiques, mais qui peu à peu se relient, se ramifient, se confortent et coagulent, s’étirent et gagnent en intensité, jusqu’à provoquer de premiers basculements échappant encore largement à notre attention en même temps qu’on commence déjà de les assumer ».
La « transformation silencieuse » est cette transformation qui chemine sans bruit et dont on ne parle pas. Comme elle est globale et continue, elle ne se démarque pas suffisamment du cours de notre vie pour que, d’abord, on la remarque.
L’avènement d’une seconde vie procède par implication de la première en même temps que s’y décèle (descelle), s’en dégageant, une liberté.
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La première vie : logique « primaire » qu’on dira du besoin et de la captation, celle de l’ambition et de la possession, c’est-à-dire aussi de la performance exhibée réclamant sa reconnaissance : s’imposer au monde et y faire sa place. Mes premiers « choix » étaient trop induits pour être des choix (morale, éduction, etc.). Se dissociant du primaire de la première vie, un sujet s’affranchissant de la clôture du moi peut émerger.
Il ne s’agit pas seulement d’accéder à cette seconde vie, marquant un second départ, mais d’y progresser. Il est des vérités qui ne se découvrent qu’avec le temps, non pas dans l’instant (du raisonnement), mais par dégagement, qui ne sont pas démontrées, mais décantées, qui ne sont pas obtenues à coup d’intelligence, mais qui relèvent d’un lent procès de la conscience. L’acquisition de ces vérités ne se présume pas ; on les comprenait auparavant, mais alors elles ne nous parlaient pas.
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La première vie est celle où regarder sa mort en face est esquivé. La seconde vie, en revanche, est celle qui s’ouvre de ce que j’ai commencé de poser ma mort comme échéance. Car, à partir de là, se définit un second temps à vivre.
Il n’est jamais « trop tard » pour activer la ressource du second de la seconde vie et pouvoir « réformer » sa vie.
La seconde vie, forte d’une expérience lentement triée et décantée, est une reprise, relance, globale et cumulative, mais pour à nouveau tenter… Elle est pensée, non plus comme prospective, mais comme résultative : elle n’est plus recherchée, mais récoltée.
La « lucidité » fait « seuil » à la seconde vie. La lucidité est issue d’un devenir : on devient lucide par expérience ; elle s’atteint processuellement et par dégagement : de la lumière vient d’elle-même, par immanence, à partir de tout ce qu’on a vécu et traversé. En signifiant qu’on émerge de la confusion dans laquelle on était demeuré dans sa vie passée, la lucidité nomme-t-elle la capacité d’un sujet accédant à la seconde vie. Car la lucidité est conjointement résultative : j’y ai été conduit par les expériences traversées en même temps que j’y ai contribué moi-même par leur prise en compte.
« La santé, le bonheur » sont des « œillères », a-t-on dit ; la maladie rend enfin lucide. En effet, parce qu’elle fait décrocher de ce qu’on a trop aisément accordé comme allant de soi, parce qu’elle fait désadhérer du fonctionnel imposant trop naïvement son « évidence » et sa normalité. Et d’abord celles de ces moindres gestes, moindres mouvements, qu’on faisait auparavant sans y penser et qui, maintenant que je peine à les exécuter, sont devenus étrangement problématiques et font entrevoir ce qu’ont pu dissimuler de chaos les régularités acquises (ou disons tout aussi bien les conformités admises). En nous mettant en retrait, la maladie nous donne du recul sur celle-ci.
De toute la « langueur » traversée peut résulter un « gai savoir », parce qu’on a perçu la vie plus à la racine, doublé d’un « soupçon dangereux » à l’égard de tout ce à quoi jusqu’à présent ingénument on se fiait ; mais ce soupçon lui-même est fécond à hauteur du risque affronté. On n’est même plus sûr de « son » corps, puisque tout en nous-même, à chaque instant, peut chavirer.
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La seconde vie commence à pouvoir éprouver le moment présent pour lui-même et à le retenir. Non seulement elle est devenue réceptive au détail comme à l’incongru, et n’enjambe plus, mais elle s’attache à les sonder. Elle est comme une plante qui « reprend », a développé de nouvelles racines et repris vigueur… pour que simplement « la vie reprenne ».
Car la reprise appelle dans son mouvement la réforme.
Plutôt que d’annoncer changer sa vie sur un mode projeté et théâtral, c’est à partir des petits décalages vis-à-vis de sa vie passée, qui vont s’accumulant, mais aussi qu’on prend davantage soin de remarquer, que quelque chose comme une Réforme, un jour, peut effectivement débuter.
« A la lumière de la seconde vie, j’aperçois à quel point la vie jusqu’ici m’avait échappée ».
Auteurs : François JULLIEN
Editions: Grasset
Réflexion:
En effet « miroir », en quoi cette lecture pourrait-elle évoquer votre parcours et comment pensez-vous qu’elle nous inspire dans nos accompagnements de cadres & dirigeants, en OUTPLACEMENT INDIVIDUEL et EXECUTIVE COACHING ?
Au plaisir de futurs échanges …